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N. 22 • Un enfant est égorgé

Nous sommes encore avec « La ballade du cannibale » (p. 81). Et nous la lirons encore plusieurs fois. C'est la danse à chanter et c'est le chant en dance. Nous sommes dans la parodie. Les cannibales n'existent pas, malgré Issei Sagawa. Le cannibalisme c'est un fantasme qui, comme chaque fantasme, est raté. Sa réalisation se fait de façon diamétralement inversée. Ici, ça ne semblerait pas.

 

Nous sommes encore sur la piste de lecture d'Issei Sagawa. Mais ce n'était pas que ça sur lequel nous voulions revenir, mais sur tous le chapitre, le bref chapitre de trois pages.

 

La bocca sollevò dal fiero pasto. Pourquoi le comte Ugolino était aussi fier ? Cette fierté, elle vient d'où ? Ça fait contraste. Un acte de cannibalisme, le repas du cannibale, c'est tout sauf que fier. Il est sans fierté. Il est dans la honte la plus aiguë.

À l’enfer le comte Ugolino mange le cerveau de l'archevêque Ruggieri. Après avoir dévoré les cadavres de ses fils, morts de faim, avec lui dans la tour où ils étaient incarcérés par la volonté de l'archevêque. Cannibalisme entre pisans et florentins. Ruggieri pousse Ugolino au cannibalisme et c’est sa façon de se bouffer la cervelle par interposition de l’Autre. C’est l’autophagie de l'archevêque. Amphibologie du plagium. Ce sont des joueurs doubles, homini duplex, parce qu'ils croient dans la double société, doubles tribus, où ils puisent les fantasmes de l’avenir pour formuler des infinis niveaux de reproductions économiques. C’est le cannibalisme comme cérémonial exécutif circulaire.

 

La dichotomie principale est celle entre l'élite et la masse, mis à jour de la division en classe faite par Aristote, entre hommes libres et hommes esclaves. Entre le cercle restreint des sujets du pouvoir et la masse des impuissants, des assujettis. Et donc, c’est l’extension du cannibalisme de soi et du cannibalisme de l'Autre.

 

Il y a le cannibalisme interne et les cannibalismes externe, cannibalisme familiale (Ugolino et ses fils) et cannibalisme tribal (Ugolino et Ruggieri). Il y a un comte qui dévore un archevêque, un militaire et un religieux. Le droit romain et le droit canonique embrassés quelque peu avant par le manager bénédictin Gratien, en ~1140. Inassumable le cannibalisme, même trinitaire : imaginaire, symbolique et réel, comme dans l’œuvre de la psychanalyste Gabrielle Rubin, avec son Cannibalisme psychique

 

Dans l’infini potentiel du fantasme, les dichotomies fleurissent. Pas seulement le tyran et le peuple, le roi et les sujets, le maître et les élèves, mais aussi dans la polarité d’un couple, comme dans l'oligarchie : le côté militaire et le côté religieux. L’illimité (l’infini grec, duquel a horreur Aristote) est idéal et son cérémonial est le confinement : il y en a à l'infini. Les dichotomies sont catégoriales et sont même modales, c'est-à-dire qu'elles vont par couples en comparaison et par couples en confrontation. Dichotomies phallophoriques. En procession du « un unique unifiant » qui avale chaque « autre » et il le crache comme sujet divisé, entre maître-esclave et amis-ennemi. La liste est infinie potentielle en action, n’étant jamais en acte.

Chaque pôle n'est apparemment effleuré par la vie originaire : pas d'ouverture, pas de linguistique spécifique à chaque cas, pas de dispositif d'interlocution, pas de procédure intégration, pas d’immunité.

 

« La prophétie de Léonard n'arrive pas encore à cela : Un jour viendra où les peuplades nombreuses se cacheront avec leurs enfants… » Ils s'emprisonneront eux-mêmes, ils seront leurs propres archevêques. La prophétie est-elle ironique ? La prophétie est-elle une propriété du semblant ? La prophétie qui risque d'être dépassée par les cérémoniales exécutives ? Alors, ce ne serait plus une prophétie, mais une hypothèse de l'avenir, une idée de l'avenir, déposée comme un œuf empoisonné, comme archaïsme, comme « fait » et en tant que tel comme chaîne de l'application, de sa reproduction économique. Souvent pas tel quel, mais à l'envers, de façon diamétralement opposée, en tout son caractère géométrique.

 

Encore la prophétie de Léonard. La question du cannibalisme reste toujours à lire, bien que nous ayons dédié au moins 500 pages d’annotations. « En obscures cavernes, et là, dans les lieux ténébreux » : nous sommes dans l'hypothèse et dans l’hypostase de l'enténèbrement, dans l'obscurité forcée par la main visible du pouvoir.

 

« Dans l'île entièrement écologisée, tuer un homme reste quelque chose de grave, bien qu'il soit contemplé. Alors c'est contempler l'assassinat des hommes, mais ce n'est pas du tout contempler l'assassinat des mouches ». Et ça c'est notre cas. Ça pose un énorme problème de conscience aux masses des végétatifs.

Dans le cas de l'animalisme, c'est ça. Il faut sauver à tous les prix les animaux. Coute que coûte, on va faire une tuerie des gens qui sacrifient les animaux.

C'est-à-dire tuer les hommes c'est permis, tuer les animaux ce n'est pas permis. Question très difficile à lire, pas à avaler, merci, à lire pour la plupart des gens. Reste toujours à lire cette phrase complexe, difficile, de Benedictus Spinoza, qui est écrite dans L'éthique : “qui aime les animaux, haine les hommes“.

 

Alors, « Dans l'île entièrement écologisée, tuer un homme reste quelque chose de grave, bien qu'à contempler. Il est infiniment plus grave à tout contempler que de tuer une mouche. Alors, la peine, qui était au commencement, devient exemplaire. »

Autre passage encore : « Sous les étoiles… ». Cet autre narration, Verdiglione la donne, presque, comme aisé à lire, parce qu'il ne donne pas d'autres théorèmes et d’autres axiomes.  Pour nous cette narration où un enfant est égorgé reste à lire, reste à analyser.

Dans le monde comme l'île entièrement sémiologisée, écologisée, et donc résiliente, divisée, partagée, durable, les doctrines mystériques du pouvoir laissent tuer les hommes (dans les guerres) et elles s’insurgent contre la tuerie d’une mouche.

Alors, la peine, qui était au commencement, devient exemplaire. C’est la peine du système pénal, qui est au commencement, avant le crime. C’est la criminologie doublée par la psychopathologie. C'est le système de la peine et de la pénitence. Le système au commencement est exemplaire : dans l’apologue du charretier tueur, l’enfant est vidé comme un paquet de cigarettes.

C'est la convertibilité de la vie avec la mort, d’un enfant avec un paquet de cigarettes. C’est la moratoire générale et totale, et tout le monde disparaît dans le vide, dans le néant.

Beaucoup d’éléments encore à lire. Il y a aussi l'argent des cigarettes, les fumées, le cérémonial cannibalique, le jet du paquet vide dans un ravin.

 

« Apte à rendre organique l'arche, les principes de sélection et d’élection montent le monologue et, sa variante, le dialogue ».

L’arche « monde », cavité vide fermée. Les principes démographiques, l’unilingue, le dialogue comme le recrutement sans parole, sans interlocution. La caserne et l’église procèdent à un recrutement généralisé de jeunes aptes à la guerre classique. C’est la sélection du personnel dans la doctrine du management. C’est le même recrutement militaire. Sélection de la masse du personnel et élection du cercle restreint des managers.

 

 Ici, à page 81, commence quelque chose de ces questions. Lison encore (et encore) : ici c'est la balade de l'inquisiteur, selon moi, cette « Ballade de l’homo cannibalis », parce que c'est le compte Ugolino qui dévorent le cerveau de l'inquisiteur. Pourquoi ? Parce que l'inquisiteur c'est toujours l'Autre. Parce que la première victime de l’inquisiteur c’est l’inquisiteur, qui grimpe sur le bûcher pour son rapport sexuel raté.

 

L'inquisiteur dans un procès ne se considère pas comme un inquisiteur. Il est un bureaucrate, il fait son travail, il prend ses sous chaque mois : c’est garanti, assuré, certifié. Il est « apte à rendre organique l'arche, les principes de sélection et d'élection », principes qui « montent les monologues et sa variante, le dialogue ». Ils sont donc les principes de l'assassinat de l'innocence de la vie.

Il y a un assassinat souverain, il y a un assassinat « soutien ». Amphibologie de l’assassin et de l’assassiné. C’est avec l’analyse, et ses théorèmes et ses axiomes, que se dissolvent les couples dichotomiques. Dans l’acte de parole, l’assassinat indique la vie absolue, non plus soumise aux principes de sélection et d'élection : au social clos.

 

À suivre …

 

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