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N. 21 « Ballade de l'homo cannibalis »

Lecture de La conjuration des idiots, Grasset, 1992. Nous sommes au « Troisième jour ». Le titre du troisième jour, c'est « L'affaire », à page 81. Et le titre du paragraphe, c'est « La ballade du cannibale ».

 

Lisons. « La bocca sollevò dal fiero pasto : Le comte Ugolino mange le cerveau de l'archevèque Ruggeri ». C'est-à-dire, nous sommes dans le cannibalisme. « Dans l'île entièrement écologisée, tuer un homme reste quelque chose de grave, bien que contemplé. Il est infiniment plus grave à tout contempler que de tuer une mouche ». La tolérance de l’assassinat de l’innocence de la vie va d’avec l’intolérance de la mise à mort de l’animal.

 

Le cannibalisme réalise la métamorphose en androgyne : la partition de la parole est convertie dans la greffe de chaque partie du corps, à partir par la transplantation du cerveau. L’homo cannibalis, l’homo duplex, comme le roi de Ernst Kantorowicz, a deux corps et aussi deux ventres : le premier pour la dévoration de soi et le deuxième pour la dévoration de l’Autre.

 

Dans mon livre Théorie de la cuisine (2010), c'est question de cette matière. Il y a plusieurs interventions autour du cannibalisme. J’ai commencé à restituer quelque note du texte d’Armando Verdiglione.

 

Voici « La ballade de l’homo cannibalis » que nous affichons en titre de notre note de carnet de voyage : «Ballade de l’homo cannibalis : Je gagne ce que je tue, je mange ce que je tue, je gagne ce que je mange, je suis ce que je mange, je suis l’androgyne, je suis l’harmonie sociocosmopolitique, je suis l’Amenthès, je suis la mort blanche, je suis le blanc le plus blanc ; j’absorbe le noir, le jaune, le pâle, l’olivâtre, le brun, le gris, l’obscur, je suis le blanc encore plus blanc, je mange le cerveau de Satan, je suis le blanchissime ».

Quel laboratoire ! Y compris comment le mot ”cannibale”  va s’imposer par la promotion faite par Christophe Colomb.

« Je gagne ce que je tue », donc il y a la tuerie et le mercenariat. C’est la ballade de la tuerie et du mercenariat. Il faudrait, peut-être, ajouter « je porte ce que je tue : le cadavre. Et puis « Je mange ce que je porte » [c’est mon ”comportement”]. C'est ça la substance et la mentalité de l'assassinat de l'innocence de la vie : leurs dévorations. « Je suis l'androgyne » : il est trinitaire, il est l'élément homo duplex triplex. Et il est déjà dans la soudure, dans la concorde de canons discordants de Gratien.

Je suis l'harmonie socio-cosmopolitique. C'est bien l'esprit : de la mort et du néant.

 

« Je suis l’Amenthès » : pour avoir mangé Satan. Il y a ici l’exigence de la constante élaboration des doctrines de la nourriture, de Brillat-Savarin à Feuerbach et à leur épigones. Mais, il y a aussi la question de l’ordure et de la purification de chaque doctrine de la méditation, Y compris Descartes.

 

Voici le colorisme cannibale, en absence de la couleur du semblant : « Je suis la mort blanche. Je suis le blanc plus blanc. J'absorbe les noirs, les jaunes, les pâles, l'olivâtre, le blanc, le gris, l'obscur. Je suis le blanc encore plus blanc […] Je suis le blanchissime ». Dans l’alternance et dans l’alternative, le cannibale  occupe toutes les positions dans la rotation de la fiction. Et toutes les couleurs, aussi les couleurs du temps. Dans la version en noir et blanc du diagramme de Descartes, nous avons le blanc, le noir, le gris, l’opaque. Et le blanchissime converge dans le point central où le trou est aussi noirissime.

 

« Je mange le cerveau de Satan » : dans cette fantasmagorie le cannibale est aussi théophage.

 

« Et pas de deux, dans le cannibalisme mental, psychothérapeutique, convertibles le modèle du groupe et le modèle de la famille » : de la famille tribale à la tribu familiale. C'est le modèle généalogique et le modèles hiérarchique, le modèle vertical et le modèle horizontal. Ils sont deux lignes de la filiation idéale, qui va de la mort de la famille à la mort de la tribu. Nous avons ici le schéma de la guerre intérieure et de la guerre extérieure. Et puis : « Dans la référence à la mort, le cannibalisme est une dévoration à mort, garante de la filiation généalogique ».

 

« Quand la chair se fait verbe, le verbe finit par favoriser la circulation » : c’est le verbe idéal, propre à la police de la circulation. Chacun comme porteur de la chair spirituelle (en route pour la mort et le néant) se charge de son cadavre sans cesse en train de verbaliser sa mortification.

 

Encore sur la couleur : nous pouvons essayer de lire le cannibalisme blanc, le cannibalisme noir, le cannibalisme gris et le cannibalisme opaque. Ce sont les quatre discours du cannibalisme ? Il se double et il se redouble : l’infini potentiel est sans confins, toujours en extension, non sans intension. 

Le cannibalisme blanc ? C’est le cannibalisme mental. C’est ce que Gabrielle Robin approche dans son livre sur le cannibalisme psychique. Encore : il n'est pas le cannibalisme « rouge » avec le ruissellement du sang.

 

Nous voici avec une autre constante dans l’élaboration d’Armando Verdiglione : l’amour et la haine. « Le repas d'amour représente le pouvoir de suggestion et de persuasion. Le repas de haine représente le pouvoir d'influence ». Il y a une densité clinique dans cette note qui demande un essai pour commencer à suivre certains fils dans le tissu de l'expérience. Le repas d’amour est magique et il convertit l’appât en objet. Le repas de haine est hypnotique et il convertit le temps en durée, le temps pragmatique en temps logique. Il y a les porteurs d’amour avec leur lumière et il y a les porteurs de haine avec leur obscurcissement. Les repas d’amour comme cannibalisme entre idoles et le repas de haine comme cannibalisme entre spectres. Et toutes les nuances sont en action, ne pouvant pas être en acte.

L’amour ? Il n’y a que des livres. La haine ? Il n’y a que des livres. Le repas ? Ces sont des acteurs de l’idéologie française qui en ont fait une spécialité et une spécialisation universitaire : de Claude Lévi-Strauss à Jean Flandrin.

 

« Nous mangeons de la mort, même avec la télécommande », c'est-à-dire la télévision. Voici le cas sur lequel il y a plusieurs interventions de la part de Verdiglione autour du cannibalisme. Dans la ballade du cannibalisme il y a la page essentielle. C’est le cas du japonais Issei Sagawa : « il tombe amoureux d'une jeune Hollandaise. Le 11 juin 1980, il la tue et la dépèce ». Comme tous les cas de meurtre (homicide, mais aussi suicide) le témoignage civil est converti dans la fake news de l’engrenage impitoyable, de l’automatisme imparable, de la chaîne irrépressible.

« C'était plus fort que moi » c’est un énoncé de Sagawa, qui a été toléré par la société française et  la société japonaise (pas de prison pour le meurtre de Renée), tout en laissant au martyre des myriades de mouches.

« Il mange les attributs de la maternité, son secret ; l'Européenne équivaut pour lui à une super-maman ». Elle entre dans le rapport sexuel comme mère : le jour de l’assassinat correspond à l’anniversaire de la maman d’Issei. « Il aurait voulu avoir l'accord de la jeune hollandaise ». Pour le cannibalisme « psychique » cela va de soi, partout dans le mundus.

Pour la télévision, Issei Sagawa est un personnage. À l’envers, c'est un cas d'assassinat de l'information. C'est un cas de cannibalisme médiatique : quoi faire d’autre de l'entretien du cannibale sinon un spectacle ? Aussi le spectacle reste à analyser.

Ainsi cogite et s’agite chaque inquisiteur en se posant en « parfait mangeur du cerveau d'autrui : homo cannibalis, homo plagiarius ». C’est aussi donc la ballade de l’inquisiteur.

 

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