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N. 19 • Le droit de l’Autre

Lecture du livre d'Armando Verdiglione, La conjuration des idiots (Grasset, 1992). C'est la 19ème lecture. Nous lisons le chapitre « Le droit de l'Autre (narration de Raffaello) », un des impersonnages de ce film, de cette saga.

C'est un chapitre qui, au commencement, c'est un laboratoire autour du droit, du droit de l'Autre, et ce n'est pas l'Autre de Lacan, ce n’est pas un « lieu ».

 

Nous lisons quelques aphorismes : comme pour chaque chapitre, il y aurait à ouvrir un palimpseste de laboratoires, pour chaque lecteur, différents et variés.

 

Alors, « La cité se fait d'inventions et d'art. En procédant de l'ouverture. Elle s'appuie sur le temps ». C'est un appui intellectuel. C'est un appui qui ne demande pas une géométrie, une mensuration de la Terre. Donc ce n'est pas la cité terrestre, ce n'est pas la cité de Dieu, c'est la cité intellectuelle. C'est la cité de la citoyenneté planétaire. Et elle se fait d'inventions et d'art, en procédant de l'ouverture : elle ne se fait pas de discours et elle ne procède pas de la fermeture par décloisonnement, par déconstruction, par désintégration.

 

En procédant du un au un à travers le un, la cité est localisée. Elle ne s'appuie pas sur le temps, mais sur l'espace visuel, c'est-à-dire sur le point de vue. Celui de toutes les cités des doctrines religieuses ou politiques, c'est-à-dire militaires, pour gouverner et régner.

 

Ce sont des cités localisées, spatialisées, stratifiées. « Le droit de l'Autre est le droit de la cité ». Ce n'est pas un droit naturel, ni d'une terre naturelle, ni d'une naturalité qui viendrait de Dieu. Ce ne sont pas les droits de l'homme, ni le droit de Dieu. Mais c’est encore « de l'oxymoron des droits de l'homme » et du droit divin. Deux oxymorons à la place du deux, de l’ouverture de la parole de laquelle procède le droit de l’Autre, sans plus de représentations dans l’idole et dans le spectre.

 

Dans l'élaboration de Verdiglione : ou le droit ou l'homme ; l’homme dans sa conception, dans son hominisation, qui a provoqué la dérision de Nietzsche . La question de l'homme ce n’est pas la question homme. « De l'oxymoron des droits de l'homme au chiffre de la parole, le droit rend insignifiable la différence, innégable l’Autre ».

 

Le droit de l'homme, le droit de la société, le droit naturel, le droit artificiel : tel est le droit de la signification du phallus, de la signification sociale, et donc de la volonté générale avec les échafaudages de l’idole et du spectre, les deux visages de la phallophorie. La volonté générale est la volonté de l'esprit, la volonté de la république des assujettis.

 

Ce n'est pas la volonté qu'il y a dans la parole, comme propriété de la fonction du nom, qui ne se double pas dans le nom du nom. « La voie du droit par catachrèse est la voie de la narration, de l'écriture pragmatique ». Le droit par catachrèse et non pas par catéchèse, pas par discours de la méthode sociale. Pas par le discours tenu par le cercle des scribes du pouvoir, qui échappe à l’analyse des cinq discours de Lacan, parce que le discours analytique c’est une variable du discours spirituel, mystérique, hermétique, que dans le maître absolu reste psychiatrique, avec son éternelle présentation des malades. Les victimes de la peste.

 

La catachrèse c'est une usure dans l'acte de la parole. Et c'est, disons, l'usure clinique où la métaphore est dans la fonction de zéro et la métonymie est dans la fonction de un. Donc, c'est un droit narratif. Que la voie du droit soit la voie de la narration, c’est un acquis spécifique et précis de Verdiglione. Sans la linguistique du cas, et donc sa narration, de la fable à la saga, pas de droit : la langue des parties en conflit règne en pleine souveraineté.

Verdiglione pose la question de l'écriture de l'expérience et non plus de la description du conflit, du polemos, d’Héraclite à Clausewitz. Encore, « Sans aucun rapport avec ce droit naturel, reproposé aujourd'hui après la pensée de la mort de la terre et du soleil ». Il y a plein de doctrines qui font référence à la fin de la terre, pour gouverner, pour régner sous les assujettis, « pour une nouvelle interchangeabilité entre la nature et l'homme ressuscité des cendres de la mort ».

Il y a ici une lecture du mythe du fils dans la Trinité. L'homme ressuscité des cendres de la mort. Ce sont des siècles et des siècles que les chrétiens attendent la résurrection, entre salvation et perdition, et ils survivent dans le cannibalisme des cendres.

 

Lacan annote le baiser du cul d’Hitler au-delà du Rhin. Verdiglione lit et analyse le cas Hitler : « l'État total ne tolérera pas de différence entre le droit et la morale ». « Summum ius, summa iniuria, Cicéron. Le protagonisme judiciaire, pour produire, par l'injustice, la victime sacrificielle, abolit le droit en échange de la plus grande vengeance, à laquelle il annexe la peine et la culpabilité ». Ces sont des constatations cliniques. C’est aussi le témoignage civil qui n’accepte pas l’échafaudage du « droit » grec, qui a transformé la vengeance de famille en vengeance de la cité.

 

C'est-à-dire, c'est une vengeance sociale, c'est un attaque à l'innocence à laquelle vient annexée la peine et la culpabilité. C'est-à-dire, il y a une convertibilité entre l'innocence et la culpabilité. Dans le discours courant, chaque innocent est un coupable possible. Ça serait possible Ce discours du possible à l’impossible se fonde sur l’imagination et la croyance dans la convertibilité entre la vie et la mort, l’innocence et la culpabilité, et beaucoup d’autres dichotomies. Or, ici, il y a une énorme affirmation, un énorme constat d'analyse, que ce protagonisme (spectacle, vision, observation), pour produire l'injustice, la victime sacrificielle, affirme aussi que la victime n'a rien fait, elle est victime en tant qu'innocent. Son crime est de vivre. S'il y a une victime sacrificielle, c'est sûr qu'il est innocent. D'où cette phrase dans l'élaboration hébraïque : « Si tout le monde est d'accord pour punir quelqu'un, il faut le libérer tout de suite, parce qu'il est innocent ». Ce n'est pas la traduction littérale, mais c'est ça la question.

 

Et ici, pour produire la victime sacrificielle, c'est-à-dire pour convertir un homme de vivant en mourant, il faut abolir le droit en échange de la plus grande vengeance. C'est une question immense, à poser aux théories du droit. Ce droit viendrait en ôtant la vengeance à la famille, pour passer à la société ; qui va se munir d'un cercle restreint de juges, d'experts de ce nomos, royal ou divin, et donc avec les scribes du roi, les scribes du pouvoir, qui existent toujours sous d'autres noms.

 

Maintenant, ça semble qu'il y a l'oligarchie sans plus d'unique dans les democratures, et il y a l'unique sans plus d'oligarchie presque, c'est l'inverse, dans les dictatures. Vladimir Poutine a rendu à l'inertie l'oligarchie à partir du plus gros et le plus riche oligarque à son temps, Khodorkovsky. Alors, « Les choses se font selon l'occurrence », donc elles ne se font pas pour nécessité.

« Le contingent tire à la raison temporelle, raison de l'Autre, raison narrative ». Voilà les mots qui sont donnés ici : « raison pragmatique, raison de la poésie, du faire, raison propre à la division, à la déchirure ». Ça s'est donner un statut d'astérisque à la déchirure, disons, face à la division, face à la coupure :  c’est le temps dans l’acte de parole. Alors, « La raison de l'Autre habite la cité. Dans l'infini actuel, la ratio seminalis (Thomas), inconvertible dans le code génétique. Raison politique, où le temps dispense l'événement ».

Ce chapitre de trois pages s’ouvre sur une infinité de chantiers, de laboratoires, de forges et d’officines. Il y a des restitutions de la lecture et de l’analyse des élaborations de Thomas, de Spinoza, de Leibniz, de Hugo et de Pirandello. Seulement que le temps dispense l’événement est hors portée de toutes ontologies et de toutes logique du temps, y compris celle de Lacan.

 

Ce n'est pas en jeu une raison en partage entre partis politiques ou parties sociales. C'est la raison de la parole, et c'est ça où le gérondif pragmatique dispense l'événement. La raison politique idéale est la raison partagée parmi les blocs, les groupes, et les dispensaires de l'amour et de la haine.

 

Alors, indescriptible la raison de l'Autre dans le savoir de la raison, et dans l'Autre de la raison, comme limite et virtualité du discours de la raison. C'est une acquisition, déjà. Le discours de la raison, c'est la raison idéale, spirituelle, sans l'acte.

 

En lisant le discours, le discours de la méthode : c'est ça l’absence de l’acte pour l’agitation et la cogitation du sujet. Le discours de la méthode, c'est l’idée de méthode de Descartes, la méthode idéale, la méthode du sujet, divisé, entre idole et spectre. Ce n'est pas un cas toute cette élaboration autour du cogito, traduit peut-être par Hume, par subjectum, sujet.

 

« Spinoza : Mens certus et determinatus modus cogitandi ; la mens veut se nier par la nécessité gouvernée par le principe de raisons ». C'est comme ça que, à sa façon, Verdiglione traduit modus cogitandi. Plus qu'un mode, ça devient une modalité, comme une prérogative du sujet.

 

Nous ne sommes pas en train de lire le passé de l'élaboration de Verdiglione, parce que ce texte nous le lisons dans l'actuel, et nous ne pouvons que le lire dans l'actuel, dans l'acte. Et donc, la voie est ouverte à l'événement, à l'effectualité, à l'effectivité.

 

« Pour Leibniz, le principium reddendae rationis, vaut principes de raison suffisant pour toute chose, judiciaire ou scientifique, en tant que principe forgé sur le principe naturel ». Il faudrait que je fasse sortir cette forge linguistique qu'il y a dans l’élaboration de Verdiglione.

Très récemment, très fort, cet aphorisme : « l'idée de l'avenir forge le passé ». Il le forge comme un archaïsme. Nous pouvons trouver de la narration nouvelle autour de la question de la forge.

 

Alors, «  Le principe de raison conduit tout contrat jusqu’à l'équation avec le contrat naturel ; ainsi le revivalisme naturaliste récent commente Leibniz, si bien que le tiers instruit est le tiers social rationnel ». C'est le tiers spirituel, tout court. C'est celui même de Michel Serres.

 

C'est en lisant l'élaboration de Verdiglione que nous tirons cet aspect de la question autour de l'esprit. « Si bien que le tiers instruit est le tiers social rationnel, expert et médiateur du contrat naturel ». Donc cet expert dicte ce que les inquisiteurs vont exécuter. L'expert est le dictateur, pas dans le sens courant, mais de celui qui décrète ce protocole que l'inquisiteur va exécuter, tel quel. Et il en tire son caillou de jouissance.

Contrat naturel qu’en tant que idée du contrat est  idéal, social. Rien de naturel. S’appuie-il sur la relation naturelle ? C’est que de la justification de la taxonomie sociale : c’est le système des castes, qui n’est pas une prérogative de l’Inde.

 

Le contrat, c'est le signal, c'est un indice, c'est un astérisque de l'inconciliable de deux, de la relation même. Et donc, il n'y a pas de médiateur possible de la relation. « Diderot confirme son slogan : passion et raison ». C'est-à-dire : le système pénal pour Diderot et le système pénitentiaire pour les autres. Chacun avec passion et raison. Pathos ? Diderot comme psychopathologue.

Et donc, qu'est-ce qu'il fait ? Il va clouer les humains dans des cases de psychopathologie. Passion et raison, c'est la raison du pathos, c'est le pathos de la raison. Et donc, c'est quoi ? C'est la psychopathologie de la vie quotidienne.

 

Reste ouverte la question du crime. Le maximum serait : crime et passion. Dostoïevski est arrivé à un crime et châtiment. C'est déjà la peine et le pénitentiaire. Je ne dis pas encore le pénal et le pénitentiaire, bien que le crime ne soit lu que de cette façon-là.

Passion et crime, ça reste pour moi une parodie à écrire et à l'analyser aussi.

 

En procédant de deux, la parodie c'est la luciole. « Pour Habermas, la raison des Lumières guide la fabrication du consensus, en nettoyant la modernité de ces pathologies », comme arrive à ces patients-là de Diderot, en nettoyant la modernité de ces pathologies, et il faudrait dire aussi de ces criminologies, « en se démontrant en mesure d'agir pour sa parfaite et émancipée performance communicative ». Non seulement pour Habermas, mais par tous les partis au pouvoir en France, et même en Italie et en toute l'Europe,

 

C'est la communication directe. Alors la psychopathologie est la communication directe entre les experts et les patients. Et la criminologie est la communication directe entre l'inquisiteur et les patients.

Et il y a aussi des puits et des tours dans ce paysage à lire. Que quelque chose soit émancipée, alors parfaite, c'est une tour émancipée. Que quelque chose ne soit pas émancipée, alors imperfecte, c'est un puits sans émancipation, un abîme. Ce sont les deux visages de la performance communicative. C'est une théorie de la communication spirituelle. La plus grande performance est toujours spirituelle.

 

La « pragmatique universelle qui purifie les actes linguistiques en fonction communicative » est une pragmatique d’esprit. « Raison suspecte, rationalité qui se définit limitée, où la pensée débile découvre une convergence », dans la divergence.

Oui, c’est la pensée qui suspecter de la raison forte. Alors, encore, « la mort de la raison sous-tend la mort de l'Autre », et puis la mort de soi. « La raison inquisitoriale supprime l'Autre pour sauver n'importe qui, dissipant chacun, sa doctrine de quoi qu'il en soit souille tout, attribue à l'Autre le négatif, couvre les malheurs de la société d'honneur. » Entre la salvation et la perdition, l’inquisition sauve les trophées et le butins ; et dévore l’intellectualité et l’intellectuel  qui ne rentre pas dans son horizon.  

 

La raison inquisitoriale est aussi la raison hypostatique, la raison pénitentiaire, et donc elle est celle qui n'est pas perçue, celle autour de laquelle travaillent tous les agences secrètes, plus su moins d’intelligence. La façade du discours publics, c'est la raison épistémique, la raison désespère. La raison : il faut connaître, il ne s'agit que de connaître. Alors le misérable est forgé en retour. Enfin, cette raison est de la pompe psychique, désespère dans ses cérémoniaux, et couvre (c’est le niveau épistémique) les malheurs de la société d'honneur.

La mort de la raison par voie inquisitoriale c'est la mort de l'Autre.

 

« La tranquillité de l'Autre se constitue par l'humilité et par le risque qui marquent, de l'Autre, l'indulgence ». C'est déjà une lecture de cette phrase : « Je m'appelle temps, et j'agite un grelot de terre cuite avec ses sept sèmes de dents » (Octavio Paz). Ce n’est pas Verdiglione face à la conjuration des idiots : c’est Verdiglione dans son itinéraire sans assujettissement, où même l’inquisition et la conjuration sont de matériaux linguistiques qui non pas de prise sur l’acte de parole et son immunité.

 

Alors, « Le droit de l'Autre joue ses vertus : la générosité, l'influence, l'indulgence. » Donc, il y avait déjà cette précision linguistique en 1992, et même avant.

 

 

« Le risque de vie devient incompatible avec le péril de mort ».  Enorme, non ? Le risque de vie n’est pas affecté par la machine totalitaire. La machine de la conception de la négativité romantique, qui spécularise l'Autre et programme son élimination.

 

Il y a aussi dans la négation de la vie : un Autre spéculaire, un Autre visionnaire, un Autre observationnel. Une observation criminologique et psychopathologique : spécialité de l’Autre spirituel, qui assure la soudure entre la vie du père caché et la mort du fils manifeste. Telle conception de la négativité romantique est presque étalée dans un carrousel rabelaisien doublé par un bêtisier flaubertien. Les tiges de fer du soudage spirituel sont faits par la chair de la victime. « Le principe d’intolérance de l’Autre est le principe de tolérance des autres » : c’est-à-dire aussi des experts et des inquisiteurs, dans leur immunité à durée, comme dans le cas de Robespierre.

 

Mais le carrousel n’est pas un carrousel, il ne signifie pas quelque chose d’égale pour tout le monde. Voici quelque question : conception, négativité, romantisme, spécularisation, Autre, vision, programme, identification, exécution, raison, pénalisation, effacement, maladie, folie, jouissance, désir, consentement, savantasse, nomination, signification, démonstration, représentation, ennemi, personnification, vent, négoce, croyance, traitement, tolérance, postulation, divers, convers, pervers, souffrant, passion, patient, oblativité…

 

À suivre.

 

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