La danse intellectuelle de Nadine Shenkar
La danse intellectuelle de Nadine Shenkar
En lisant Nadine Shenkar, Un peuple d’élite (Paris, Éditions Maïa, 2022).
Un peuple d’élite ce n’est pas une traduction de l’hébreu, c’est écrit en français. C’est écrit pour l’interlocuteur inconnu. Le prétexte : ce livre est écrit pour qui ne connait presque rien de la contribution énorme des Juifs dans le tissu de l’Europe, de l’Amérique et de la Russie, qui est sans proportion avec leur nombre, 0,01% de la population mondiale.
Nadine Shenkar constate « Une jalousie morbide pour le peuple juif ». C’est une jalousie pour la réussite. Jalousie pour l’écriture, pour la lecture, pour la linguistique juive. « Personne ne se pose la question de savoir les raisons de cette étrange réussite ».
Il faudrait, avec ironie et légèreté, poser la question : « Pourquoi les autres ne réussissent pas ? » Parce qu’ils sont soumis aux idoles.
La leçon juive commence par la Torah, qui suspende la croyance dans l’idole, la caricature de Dieu. « Les idoles ne sont rien : l’idolâtrie est absurde ».
Livre petit : question géante.
La suspension absolue de l’imagination et de la croyance dans les idoles et dans l’ouvreur innommable est l’autre nom de l’abstraction. L’infini, Ein sof, en hébreu. Pour Nadine Shenkar, dès lors c’est l’abstraction, l’étude, les valeurs intellectuels. La Torah, le Talmud, la narration : l’aggadah, l’halakah. La liberté de la parole. « Dix Juifs, dix opinions ». L’effort intellectuel : la confrontation avec la pointe extrême de l’abstraction. « L’interrogation permanente ».
Un peuple d’élite de Nadine Shenkar est un petit grand livre. Et ceci ce n’est pas un oximoron ni un paradoxe. Il n’y a pas de doxa dans ces feuilles de l’auteur de Akiba, de L’Art juif et la Cabbale et d’autres onze livres… Pas de double discours courant occidental qui commémore la Shoah.
Dans les enseignements universitaires, les intellectuels juifs ne sont pas classés ensemble aux autres intellectuels occidentaux. Persiste dans le palimpseste culturel né entre Jérusalem, Athènes et Rome de tenir l’immense apport intellectuel de l’hébraïsme dans une section « Judaïca », comme si l’approche d’aujourd’hui c’était encore post-nazi.
Nous occidentaux nous avons, peut-être, Giuseppe Flavio, Philon d’Alexandrie … Nous avons Benedictus Spinoza, mais nous n’avons pas Baruch Spinoza. L’intérêt occidental pour Spinoza est dû à la dissidence de l’intellectuel face à l’hébraïsme même. Nous ne lisons pas les deux Talmud, nous ne lisons pas Crescas, Aboulafia, Maïmonides, Léon de Modène, Luria…
Bergson, Husserl, Freud, Benjamin, Scholem, Taubès, Idel : ces sont aujourd’hui des références universitaires.
Or Un peuple d’élite de Nadine Shenkar est une très dense introduction à l’hébraïsme intellectuel et à ses fruits dans l’art, la culture, la science. Pour la première fois, l’analyse des modes propres de la pensée juive et donc du génie et de l’originalité de ce peuple…
Les modes de la recherche de la pensée juive identifiés par Nadine Shenkar sont : le sens du paradoxe, de la brisure, de l’incertitude absolue, de l’onirique et du rationnel vécus en même temps, le sens de l’espace-temps et celui de la complexité.
Le « cahier » de Nadine Shenkar c’est une trame d’analyse et de lecture singulière, qui souligne aussi l’apport de la Cabbale dans l’intellectualité de la pensée juive même. L’auteur est bien une spécialiste de la Cabbale et du Talmud. Et sans en faire un binarisme, l’apport « rationnel » de Maïmonides est aussi très important.
Il y a des questions pour l’analyse que nous ne trouvons nulle part sinon dans ce livre de Nadine Shenkar. Une question parmi les autres, nous citons encore : « les idoles ne sont rien, l’idolâtrie est absurde », c’est l’essentiel de la leçon de Abraham pour Nadine Shenkar. C’est une idée révolutionnaire. C’est l’apport que le pólemos de gens (gentils) envie et calomnie. Le scandale vient par la ligature d’Isaac, que – non lue en hébreu – donne en traduction latine : le sacrifice. Justement, relève Nadine Shenkar, Abraham abolit le sacrifice du fils. Et il nous reste à analyser le sacrifice de l’animal, qui réintroduit encore le sacrifice du fils : c’est bien l’hypothèse de Freud.
Déjà avec cette perle de lecture, Nadine Shenkar lit le christianisme comme un archaïsme. C’est une objection aussi à Freud, pour qui l’hébraïsme (comme « pensée ») est un fossile.
Le sacrifice du filius ne va pas sans le sacrifice du frater. C’est le fratricide qui reste presque non lu dans l’analyse du parricide de Freud. Mais c’est aussi la question sociale et la question de la guerre parmi les peuples. Aussi aujourd’hui c’est le fils russe qui tue son frère ukrainien.
La gymnastique intellectuelle des dispositifs intellectuels hébreux n’a rien à voir avec la logique qui surgie en Grèce. L’hellénisation de l’hébraïsme c’est le christianisme, qui s’appelle Saint Paul.
Or le sacrifice du Christ serait la solution à la perdition des humains : le salut. Et c’est Paul qui traduit en grec le mot « retour » par « salut ». Le sacrifice ce n’est pas la réponse : c’est la demande, c’est la question. Et la question est ouverte : elle est l’ouverture même de la parole. Il n’y a pas de signifié qui puisse fermer l’ouverture. Pas de résultat final. L’interprétation est infinie.
Il n’y a aucun socle ou fond rocheux de l’expérience, sur lequel achoppe aussi Freud.
Un peuple d’élite de Nadine Shenkar c’est écrit comme une danse, comme une vague, comme un parfum porté par le vent de l’aurore. Nous n’allons pas à faire l’ontologie du vent, la phénoménologie de la danse, la logique modale du parfum. Nous lisons et en lisant nous voyageons. La ratio nutritionis ne manque pas ; et en guise de petites/grandes amuse-bouches, nous est servi en fin du livre une table somptueuse de contributions juives : il y a aussi cent quatre-vingt-trois prix Nobel Juifs. Cinq mille livres de cabbale ?
Ce n’est pas à nous d’achever l’œuvre, mais nous sommes pas libres de nous soustraire à la tâche. Ceci c’est une paraphrase d’un aphorisme de Rabbi Tarfon. Rabbi Tarfon ?
Nadine Shenkar a déjà écrit et publié 11 livres en français, italien, anglais et hébreu, comme Akiba, L’Art juif et la Cabbale, Kandinsky, Cézanne, Turner, L’Amant de Grenade, Faulkner et la Bible, Siah ba pardes. Elle enseigne la philosophie hébraïque à l’Académie des beaux-arts Bezalel de Jérusalem et est spécialiste de la Cabbale et du Talmud. Ce dernier livre est né d’un désir profond de faire connaître à l’Occident le génie juif à travers ses modes uniques de pensée, chose qui ne fut jamais faite à ce jour.
Giancarlo Calciolari
26 août 2022